Si nous regardons autour de nous, nous pouvons apercevoir une foule d’actions qui, empreintes de nostalgie, cherchent au fond à renverser le temps, voire à l’arrêter. Parmi celles-ci la prise d’images en tous genres, qui est devenu un acte si courant que plus personne n’est surpris de voir quelqu’un lever un téléphone pour capturer les détails d’un quotidien éphémère.
Nous prenons des photos par nostalgie, c’est ce qu’affirmait Susan Sontag il y a plus de 40 ans dans son essai Sur la photographie : nous tentons de saisir ce que nous aimons de la vie, que ce soit en le gravant dans la pierre, en le traçant sur le papier ou à la craie, pour en conserver un fragment qui résiste à l’oubli, comme dans le mythe corinthien de Kora, jeune épouse qui, pour garder un souvenir de son époux partant à la guerre, pour ne pas perdre son image, dessina sa silhouette telle qu’elle était projetée sur le mur par la lumière d’une lampe.
Qui eut cru, au moment de son invention il y a 175 ans, que la photographie nous accompagnerait, avec cette profusion et à cette vitesse vertigineuse, dans notre ambition de vaincre la mort et l’oubli. Reste que, dès son avènement elle nous donna accès, sans attendre d’avoir la chance de poser devant un grand peintre, à une plaque photosensible portant la trace de notre regard, l’éclat de notre jeunesse, voire une dernière image de notre corps au moment de notre départ, comme sur ces anciens portraits de famille précédant l’enterrement d’un proche. Toutes images qui peuvent rencontrer des décennies plus tard le regard, perplexe ou émerveillé, de nos descendants.
Tranches de temps, memento mori instamatic… nos photographies n’incluent peut-être pas un crâne ou une clepsydre, comme l’ont déjà fait certaines natures mortes hollandaises pour symboliser la vanité et la fugacité de la vie, mais elles nous parlent d’un instant qui ne reviendra pas, qui nous a échappé comme l’eau d’entre les doigts, mais duquel nous conservons un aperçu, peut-être par vanité, ou peut-être parce que nous savons que tout a une fin… Comme nous sommes loin, et comme nous sommes proches à la fois du mythe corinthien de Kora, traçant ainsi les portraits de ce que nous aimons, avec la lumière que produit la chandelle qu’est notre ambition de vaincre l’oubli.
Quelle consolation nous apporte la post-modernité occidentale, qui nous a naufragés avec ce qui reste de la modernité, nous qui continuons à errer aux confins de notre ère, pareils encore aux êtres fragiles qui ont marché sur cette Terre il y a plus de 65,000 ans, mais maintenant sans la boussole qu’apportaient les cycles naturels, sans le tissage de la vie et de la mort comme étapes d’une grande transformation au rythme des saisons de la nature, avec à la place l’écho et le reflet artificiels de festivités dictées par les vitrines du consumérisme ?
C’est durant le mois d’octobre que, dans l’hémisphère Nord, l’arrivée de l’automne invitait nos ancêtres à réfléchir aux cycles de la nature et à cette étape qui est ressentie de façon très tangible comme étant la fin de quelque chose : l’on dit au revoir à ce que l’on a semé, fauchant les derniers épis de blé et de maïs, et l’on peut apercevoir, avant l’arrivée de l’obscurité hivernale, le seuil de la grande Nuit Cosmique, ce grand mystère qui tout engloutit au final, alors que les feuilles des arbres tombent, irrémédiablement, et s’apprêtent à se convertir en cet humus duquel resurgira le printemps. Vie, mort, vie… ce cycle est toujours prêt de nous et se manifeste à travers ces traditions modernes qui portent encore les vestiges des anciennes fêtes de fin des récoltes, comme le Jour des Morts au Mexique, où les cimetières s’illuminent pour une nuit et se parfument de l’odeur des festins et de l’arôme des fleurs, tout cela pour honorer les ossements de ceux qui nous ont quittés et célébrer les racines qui se sont plantées dans leurs dépouilles, les fleurs qui en ont surgi. Ou encore cette fête très ancienne, venue d’Irlande et d’Écosse, et qui est si significative qu’elle a persisté jusqu’à nos jours sous la forme de l’Halloween, habillée d’une esthétique d’horreur par Hollywood : lors de l’arrivée de l’obscurité, de la fin des récoltes et du retour des troupeaux de moutons à l’étable, le Samain des anciens celtes était célébré, marquant un nouveau départ. Au cours de cette nuit qui séparait deux périodes, les feux des foyers étaient éteints, afin que les druides allument un feu nouveau et le partagent avec les habitants, un feu dont la chaleur pourrait les bercer au cours de cette transition obscure qui précède l’hiver, pendant laquelle les limites qui nous séparent de l’autre monde, celui des âmes et des mystères, devenaient plus ténues et permettaient le passage… Une table généreuse était alors mise, en vue de la réunion avec les ancêtres rendue ainsi possible.
Aujourd’hui, les échos de tels rituels s’entendent toujours, bien que de façon voilée, par exemple à travers le sourire légèrement éclairé d’une citrouille sculptée. Mais le vent d’automne souffle encore de façon insistante, et nous somme peut-être comme des arbres secoués par le vent cinglant d’une transformation inévitable, pressentant la fin d’un cycle, mais soutenus par des racines profondes qu’embrasse le ventre de la terre. Et le froid avance, et nous nous immergeons chaque jour un peu plus dans le silence de l’hiver.
Nous soulignons cette étape du cycle de l’année, célébrons la transformation et honorons le chemin tracé par nos ancêtres ainsi que les racines qui nous soutiennent. Pour cette édition 2021 du Día de Muertos NDG, PAAL a invité dix photographes à partager leurs réflexions sur ce cycle de vie et de mort à travers le médium photographique : points de rencontres entre transformation et racines, regards vers les ancêtres, questionnements métaphysiques sur le grand mystère qui se cache à la fin du cheminement humain, explorations des rituels et du symbolisme… C’est ainsi que, navigant d’une vitrine de commerce à l’autre, nous explorerons dix instants, tels qu’ils furent appréhendés dans cette chasse à la réalité qu’est la photographie. Ces œuvres nous invitent à nous pénétrer de leur réflexion, comme à travers les fenêtres éphémères d’une observation métaphysique, ou des portails qui le temps d’une festivité peuvent, en nous rapprochant de l’au-delà, soulager nos inquiétudes face à la mort et au grand mystère. Et peut-être nous en donner un aperçu.
Montréal, QC.
Automne MMXXI
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